Une publication papier, cela fait toujours plaisir, parce que c’est concret, parce que c’est un objet que l’on peut toucher, sentir et ranger dans sa bibliothèque, avec un petit brin de fierté 🙂
Le Prix Pampelune a sélectionné vingt-deux textes. Le recueil est disponible sur toutes les plates-formes.
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Quelques mots sur la nouvelle que j’ai écrite ? Bien sûr! Si tu as un chat, tu risques de ne pas l’aimer… Je n’y suis pour rien, après tout, ce n’est pas moi qui raconte l’histoire, c’est un personnage tout à fait élégant et, ma foi, qui a sa propre vision des choses… Je n’en dis pas plus, le texte est à lire ci-après. Bonne lecture!
« L’orgueil de la maison », disait Baudelaire
La chasse, c’est ce que je préfère. Je suis né pour ça. Il en a toujours été ainsi : nous sommes faits pour tuer. C’est la loi de la nature. Il est plus facile de dire cela quand on se trouve du côté des prédateurs. Je le concède.
La nature est très belle aujourd’hui. Une brise légère fait danser le feuillage des arbres. Les flaques de soleil flottent tranquillement sur l’herbe. Je m’en fous complètement. Mon plaisir est ailleurs : je suis à l’affût. Pour ce genre de divertissement, je suis d’une infinie patience. J’ai repéré un jeune lièvre qui a fait du taillis près duquel je suis posté, son refuge. Il s’y croit à l’abri. Il a raison. Mais quand il va sortir, je serai là. Il y a quelques semaines à peine, il était encore dans le ventre de sa mère. Il n’a pas eu le temps d’apprendre la vigilance nécessaire à la survie de son espèce. La hase, c’est une autre histoire. Quand je la vois, c’est de loin, furtivement. On ne la lui fait pas, à elle. Ce n’est pas pour rien qu’elle disperse ses petits. Elle sait que je vais venir les traquer.
Le soleil décline depuis longtemps déjà. Je n’ai pas bougé d’un poil. La chasse est un art et je le maîtrise à la perfection. Soudain, des feuilles craquèlent. Des branches s’agitent. Je le vois : un petit nez frémissant pointe à travers les ronces. Allez viens, n’aie pas peur ! Voici que le temps commence à se resserrer. Mes muscles se sont raidis sans que je ne m’en aperçoive. Le réflexe. Le levraut s’avance encore un peu. Son regard embrasse le sous-bois. Il n’est pas tout à fait à découvert. C’est le moment que je préfère, quand je sais qu’il ne reste que quelques secondes. Ce sont les plus délicieuses en réalité. Même la mise à mort de ma proie n’est pas aussi délectable, elle ne fait que sanctifier cet instant qui l’a précédée. Il avance encore, se redresse, de plus en plus confiant. Ses oreilles de velours écoutent le silence traître qui lui cache ma présence. L’arrogance de la jeunesse. Ça y est.
Comme un ressort, je jaillis de l’herbe. Mes griffes acérées se plantent dans sa fourrure. Il couine, terrorisé, mais déjà ma mâchoire se referme sur sa nuque. Briser les vertèbres cervicales, c’est mon truc. J’entends le craquement des os. Ils sont tendres encore, à cet âge. Le goût du sang me remonte sur les babines. Je desserre mon étau. Le levraut est pris de soubresauts. Ses cris s’affaiblissent. Je lui donne quelques coups de patte puis, lassé déjà, je m’éloigne, abandonnant l’animal à son agonie. Je ne tue pas pour me nourrir, non. Moi, je tue pour mon plaisir.
Qu’il est agréable de trottiner après avoir passé des heures sans bouger ! Tout mon corps se délie dans la tiédeur de fin d‘après-midi. J’entends Laure qui m’appelle. Cela me donne faim. L’habitude. Je passe sous la haie pour retrouver mon jardin. Elle est sur la terrasse. Dès qu’elle me voit, son visage s’éclaircit :
« Mais où étais-tu passé ? Je me suis inquiétée ! »
Je file entre ses jambes sans m’attarder à la caresse. Direction la gamelle. Oui, je suis servi. Elle me rejoint et s’accroupit. Elle me regarde manger sans me déranger, le sourire aux lèvres.
Une question me taraude. Elle revient me titiller les moustaches en ce moment-même. Les mécanismes de la nature, je les connais. Ceci m’échappe : pourquoi les humains nous aiment-ils tant, nous les chats ?
Je termine mon repas et m’installe sur la terrasse. Les planches en bois, frappées de longues heures par le soleil, regorgent de chaleur. Je m’allonge et plisse les yeux. Le temps de la digestion, c’est aussi celui de la méditation.
Nous sommes devenus l’animal de compagnie préféré des humains. Treize millions en France, paraît-il. Et encore, je parle des « domestiques ». C’est sans compter ceux d’entre nous qui sont retournés à la vie sauvage. Moi-même, je joue dans l’entre-deux. Je passe l’essentiel de mon temps dehors, à chasser. Je traque les campagnols, les musaraignes, les lézards, les libellules, les grenouilles… Enfin, tout ce qui est à ma portée. Je ne vous parle pas des oiseaux ! Cela fait belle lurette que l’on n’a pas vu, par ici, chanter une mésange ou nicher une hirondelle. D’autant que je ne suis pas le seul dans le coin, à décimer le territoire. Nous sommes légions.
Il est vrai que, lorsque je ramène une proie dans le jardin, Laure n’a pas l’air horrifiée. Elle qui s’émerveille des bourgeons au printemps, qui ne tuerait pas une mouche – « elle a autant le droit de vivre que moi », l’ai-je entendu dire, une fois – eh bien elle me regarde, et me gronde gentiment : « Vilain ! Tu as encore tué un hérisson ! ». Que ce soit un moineau ou un écureuil, c’est du pareil au même. J’ai fait le test. Elle ramasse l’animal, les lèvres pincées, pour aller le jeter. C’est tout. Elle ferme les yeux sur mes massacres et s’émeut, sur internet, devant des photos de chatons. Cocasse.
C’est bien cela qui me turlupine. Les humains tolèrent nos absences, nos trophées, notre indifférence, notre cruauté. Ils accepteraient tous les coups de griffe contre une minute de ronronnement. Qui, paraît-il, aurait un effet « thérapeutique ». Il n’empêche, s’ils n’avaient besoin que d’amour, ils prendraient un chien.
Le meilleur ami de l’homme. Tout son univers gravite autour de son maître. A-t-on jamais vu race plus servile ? De tous les animaux, c’est celui qui a noué les relations les plus étroites avec l’humain. On l’assigne à une fonction, il s’y tient sa vie durant. Chien de garde, de berger, d’aveugle. Chien de chasse, policier. Je ne connais pas de punk à chat. Je ne verrai jamais l’un de mes congénères rester fidèlement aux pieds d’un sans-abri, sans lui faillir. Il n’y a bien que le chien pour aimer un humain malgré sa crasse et son dénuement. Non, ce n’est pas uniquement par amour que l’on nous adopte. Ce doit être autre chose.
Je me lève et m’étire. Ce levraut sentait fort. Son odeur et ses poils imprègnent ma fourrure. C’est l’heure de la toilette.
Contrairement aux chiens, nos relations avec les hommes ont été plus que mouvementées. Nous étions momifiés en Égypte ! Bastet, notre déesse, était révérée pour sa figure féline, car nous prenons, paraît-il, « en songeant les nobles attitudes des grands sphinx allongés au fond des solitudes ». Élégant. Mais gare à la versatilité de la roue de la fortune ! Il fut un pape, au Moyen-Âge, qui nous déclara suppôts de Satan. Attribut des sorcières, mes ancêtres ont souvent connu leur sort. Combien d’entre nous ont brûlé dans des paniers suspendus au-dessus des feux de la Saint-Jean ! D’y penser, mes moustaches en frémissent. La créature la plus intelligente de la planète, aujourd’hui encore, peut trembler au passage d’un chat noir. Stupéfiant. Heureusement, je suis roux. Peut-être est-ce pour cette raison que nous gardons nos distances envers le genre humain. Nous nous souvenons. Une histoire d’amour, pourquoi pas, mais surtout de haine, et de dévotion.
La lumière s’est inversée. Je quitte l’obscurité du dehors pour rejoindre Laure dans le salon chaudement éclairé. « Viens près de moi, vieux matou ! » Oui, j’ai bien envie de me faire caresser. Je grimpe sur ses genoux, les pétris de mes pattes. Elle aime quand je fais ça. Je m’installe.
Alors, pourquoi les humains nous prisent-ils tant, aujourd’hui ? Soyons pragmatique : le chat est un animal facile à vivre. Moins encombrant qu’un chien, moins sale. L’époque est à l’hygiénisme. Je regarde ma douce Laure. Ses yeux sont rivés à l’écran de télévision, mais sa main continue de me caresser. Pour combler la solitude aussi, sans doute. Mais encore ?
Le journal télévisé déploie ses catastrophes. Je vois défiler des images d’explosions où les flammes succèdent aux larmes d’un enfant. Puis c’est un ouragan qui ravage un littoral, quelque part, jouant avec les voitures et les maisons. Les flammes reviennent, dévorant une vaste forêt d’eucalyptus. La caméra zoome sur un koala au pelage grillé. Je me demande quel goût peut bien avoir cette bestiole. Le corps de Laure se met à trembler. Je relève la tête. Ses yeux sont mouillés.
« Quelle horreur… », dit-elle dans un murmure. Elle me serre contre elle. Je n’aime pas ça. Je miaule.
« Pardon mon minet… Je n’en peux plus de cette violence. Elle est partout. Que penses-tu de tout ça, toi ? »
Je la regarde encore. Elle me parle souvent. C’est habituel. Mais parfois, j’ai l’impression que, l’espace d’une seconde, elle attend vraiment une réponse. Comme si je savais des choses qu’elle ignore. Pourquoi ceux de mon espèce suscitent-ils un tel fantasme ? Sont-ce nos « prunelles mystiques » qui, à la faveur de l’obscurité, brillent dans le noir ? Quel est ce sixième sens dont ils parlent tant ? Et ces neuf vies dont nous serions les dépositaires ? Quelles drôles d’idées. Il n’y a que cette vie qui m’intéresse. C’est la seule où je peux dormir, manger et chasser.
Il est vrai que les humains sont particulièrement réputés pour se poser tout un tas de questions. Éprouvons-nous un attachement réel pour eux ? Ou bien sommes-nous de vils opportunistes, comme Laure me le dit parfois avec un sourire chagrin ? Un peu des deux, j’imagine. Je ne m’interroge pas à ce sujet.
C’est sans doute cela qui les retient : ils ne savent pas. Ils butent sur la réponse. Fascinés, ils ruminent notre cas particulier. Oui, c’est cela !
Nous sommes fascinants. À l’image de nos cousins, lynx et panthère, notre coup de griffe est précis. Acéré. Comme eux, nous sommes sauvages. Et pourtant, nous tolérons des maîtres. C’est là tout le miracle de mes pattes : une fois rentrés les fins couperets, elles redeviennent velours.
N’est-ce pas ce que les hommes admirent ? Je rentre d’une expédition nocturne. Ce que j’ai fait, personne ne le saura. Ce qui est visible, c’est ceci : ma démarche féline et mon agilité silencieuse qui suscitent tant de regards extasiés. Le roulis de mes omoplates, la douceur de mes coussinets. Je suis le symbole de la distinction. Me voici redevenu un chat civilisé : je ne me goinfre pas comme un chien, non, je déguste. Dès la fin de mon repas, j’use de mes pattes comme le bourgeois de sa serviette : je m’applique à nettoyer ma moustache. On me prête des appétences aristocrates, une élégance de « caractère ». Les bipèdes auraient-ils la nostalgie de la noblesse ? Ce serait oublier les chats de gouttière !
Nous cultivons cette double-nature. Mais… Les hommes ne font pas autre chose. Quelle autre espèce conjugue, comme nous le faisons, le raffinement et la barbarie ? Les humains partout ont proliféré, abîmant sur leur passage une nature qu’ils pleurent aujourd’hui Alors, faute de mieux, ils prennent un chat : parcelle de sauvage qu’ils retrouveront lovée le soir, sur leur canapé.
Achetés, élevés, reproduits, abandonnés, oubliés, nous glissons malgré tout à pas feutrés dans leur ombre. Reproduisant, à notre échelle, les mêmes carnages. Je vois maintenant à quel point nous sommes intimement liés. C’est peut-être cela, la réponse. À une différence près.
Je me lève. La nuit m’appelle. Je miaule devant la porte.
« Tu t’en fiches pas mal, hein ? », me dit Laure, du reproche dans la voix. Elle se lève tout de même. Elle me connaît. « À demain vieux briscard ». Elle me gratte sous le menton. Je quitte mon habit de chat domestique pour revêtir pleinement ma nature sauvage. Je pars à la chasse.
La nuit est à moi. Une brise fraîche fait danser mes moustaches. Quelle sera ma proie ce soir ? C’est sans doute cela, oui, ce fameux détail qui nous sépare. Peut-être que ceux qui nous possèdent nous aiment. Je pense surtout qu’ils nous envient. Je n’ai nulle contrainte, nul devoir. Je ne me soucie pas de ma double nature : je la vis.
« Et si l’on prenait un chat ? » Avouez-le, bipèdes, vous voulez prendre possession de notre mystère. Vous désirez être anoblis. Et peut-être espérez-vous, en vivant à nos côtés, devenir comme nous : des êtres doubles, raffinés, mais dénués de culpabilité.