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Publication! « La maison », sur Rue Saint Ambroise

Publication! « La maison », sur le site de la revue Rue Saint Ambroise

Rue Saint Ambroise, c’est une maison d’édition spécialisée dans la nouvelle. Et on n’y chôme pas: concours annuel, publication trimestrielle de numéros, rééditions d’écrits de Woolf, de Tchekhov ou de Lovecraft…

« La nouvelle de la semaine » propose la lecture en ligne d’un texte inédit, disponible en version audio.

Chaque semaine, une histoire différente, à retrouver ici: https://ruesaintambroise.wixsite.com/nouvelledelasemaine

Belle surprise, c’est l’une de mes histoires qui a été sélectionnée pour la semaine du 11 janvier 2021!

Que vous évoque votre maison natale? Ses murs abritent des souvenirs mais aussi la petite personne que l’on a été. Ont-ils résisté au rouleau compresseur du temps? La nostalgie est parfois un beau sentiment. Je copie mon récit ci-dessous. Bonne lecture!



La maison
 
Joshua se tient bien droit. Il regarde la maison, les semelles solidement plantées sur le trottoir, comme un arbre sans racines. Il a l’air calme, mais parvient de ses poches le cliquetis nerveux des clés et des pièces de monnaie qu’il remue de ses doigts, sans s’en rendre compte.
–          Vous savez, dit-il, jetant un regard à son voisin qui fourrage dans un dossier de papiers, on dit toujours qu’il ne faut pas s’attacher aux choses. Que c’est du matérialisme. Que ce sont les gens qui comptent vraiment. Conneries.
Le type à côté ne prend pas la peine de lever les yeux. Il se contente d’un « hum » un peu grave, une sorte de « oui » mal formé, lancé à la va-vite pour combler la brèche d’une discussion qui l’indiffère. Il continue de tourner ses feuilles, les sourcils froncés.
–          C’est là que j’ai passé les dix premières années de ma vie. Ça ne s’oublie pas. Je n’étais pas revenu depuis, ça me fait tout drôle. Vous ne rêvez jamais de votre maison natale, vous ? Moi, ça m’arrive. Souvent. Bien sûr, elle n’est jamais tout à fait la même, mais je la reconnais à coup sûr, grâce aux escaliers. Certaines nuits j’en grimpe encore les marches. Elles craquent comme autrefois et je vous le certifie, au réveil, j’ai dans le nez cette odeur de vieux bois fleurant la cire et le grand âge. Comme avant. Ce sont de jolis rêves.
Cette fois-ci le type relève la tête. Il sort une cigarette de la poche de sa chemise et l’allume. Un nuage de fumée blanche passe devant le visage de Joshua. Il grimace. Peut-être est-ce l’odeur ? Ou bien le fait que la maison a disparu de son champ de vision, pendant une seconde. Il poursuit.
–          Et il y en a des escaliers, dans cette foutue baraque ! Combien étions-nous à une époque, quatre, cinq familles à y vivre ? Mes parents et moi logions au troisième étage, juste en-dessous des combles, vous voyez, là-haut ? On passait par la porte, là-bas à gauche, sous l’auvent. C’était aussi l’entrée des Ben Haddi, qui vivaient au rez-de-chaussée. Notre escalier sinuait jusqu’au troisième, sans desservir les autres paliers. Ça m’intriguait beaucoup, à l’époque. Il y avait bien une porte, au deuxième, mais elle avait été condamnée. Tout y était biscornu, plein de détours, de recoins et de planques secrètes. Si j’avais été confiné ici, à l’époque, c’aurait été le paradis !
Sur le visage de Joshua s’étend un large sourire : celui d’un gosse, mais teinté de cette patine de la nostalgie qui est la marque de l’âge adulte.
–          On partageait tous le grand jardin. Je ne vous raconte pas le bric-à-brac ! C’était le territoire des gosses. Notre pays des merveilles à nous, où se mêlaient trésors et herbes folles : des ballons, un trampoline, un canapé éventré sur lequel je lisais mes bandes-dessinées, quand il faisait bon, à l’ombre du vieux tilleul. Quelle odeur… L’infusion au tilleul, ça n’a jamais été mon truc, vous voyez. Je trouve ça fade. Mais l’odeur de ses fleurs… Il suffisait d’une brise légère pour que partout ces milliers de petits soleils diffusent l’odeur des grandes vacances, jusque dans la rue. Ça me faisait frémir les narines de bonheur ! L’odeur du tilleul, depuis, me ramène ici. Ça sent chez moi.
Il ferme les yeux, respire un grand coup puis les rouvre, déçu.
–          J’en reviens pas qu’ils l’aient tombé. Un arbre séculaire comme ça ! Ses dernières branches dépassaient largement le haut du toit ! Un géant vu d’en bas. Mais par la fenêtre de notre cuisine, on voyait le cœur de sa ramure. Les oiseaux qui y nichaient. Les jeux des écureuils. Vous vous souvenez de Tic et Tac ? C’était tout à fait ça !
Un rire bref s’échappe de sa bouche, propulsé par la foule des souvenirs qui remontent en masse.
–          Je voulais tellement les apprivoiser ! Un jour, je ne sais pas comment je me suis démerdé, j’ai réussi à sauter sur la branche la plus proche de la fenêtre. J’ai passé l’après-midi à explorer l’arbre. Ma mère a failli faire une attaque quand elle m’a vu perché si haut ! D’autant que je ne savais pas comment redescendre, il a fallu aller chercher l’échelle, les cordes et tout le bazar ! Bon dieu, la raclée que j’ai prise ! Mais ça valait le coup. L’une des branches maîtresses donnait sur la chambre de Sofia. Ah, Sofia ! Une môme farouche et solitaire, qui ne descendait jamais jouer avec nous. J’en étais terriblement amoureux. Elle n’a même pas eu peur quand elle m’a vu par la fenêtre, planqué dans le tilleul. Oh non, elle était colère ! Et sans doute un peu impressionnée par mon exploit aussi. Je l’ai lu dans ses yeux sombres. Ils brillaient. J’ai marqué des points ce jour-là ! Il se trouve que sa famille habitait le deuxième, près du palier condamné dont je vous ai parlé. J’ai commencé à m’asseoir sur les marches de l’escalier, pour coller mon oreille au mur et voir si j’entendais sa voix. J’attendais, j’écoutais. Je me demandais si c’était la pierre qui refroidissait ma joue, ou ma joue qui réchauffait la pierre. Me parvenaient des murmures, des cris étouffés. Je me suis rendu compte en faisant attention que, ce qui faisait le plus de bruit en fait, c’était la maison elle-même. Elle craquait de la vie qui la remplissait. Vous avez vu la charpente massive au grenier ? Du solide, ça !
–          En effet, prit la peine de répondre l’homme à côté. Un très bel ouvrage.
–          On ne se rend pas compte aujourd’hui, reprit Joshua, mais avant, c’était la bâtisse la plus haute du quartier ! Un château à mes yeux ! L’hiver, quand je rentrais de l’école, j’apercevais de loin ses lumières, abritées sous le toit pointu. Elles guettaient mon retour comme celles d’un phare. Quelle stature ! Aujourd’hui, regardez ce carnage ! Comme elle semble esseulée, cette maison biscornue, écrasée par ces immeubles qui ont poussé comme de mauvais champignons, avec leur froide symétrie et leur géométrie carrée ! Foutue époque.
Mais le type ne l’écoute plus, il a décroché son téléphone et le ton monte. Trop de contrats pour le moment, pas le temps avant la nouvelle année, il ne peut pas faire plus vite que la musique ! Sur le visage de Joshua le sourire a disparu, gommé par cette foutue époque qui vient de le rattraper et qui souffle comme un blizzard sur les souvenirs tièdes du passé. Il regarde la maison comme on se recueille devant un mausolée, un peu perdu, et les mots soudain ont l’air inutiles. 
–          Salut Josh !
L’intéressé se retourne. C’est Sofia. Il sourit. Il l’aurait parié.
–          Salut, voisine !
–          On a lu le même journal, je suppose.
Et la patine de la nostalgie vient teinter le visage de celle qui est aussi devenue, depuis, une adulte.
–          Et le tilleul ? reprend-elle. Pauvre maison, on dirait une vieille dame privée de son ombrelle !
–          Ils l’ont abattu la semaine dernière pour…
–          ON VA Y ALLER ! interrompt l’homme au dossier, son téléphone toujours en main.
Il lève un bras en direction du conducteur de la pelle hydraulique. Le pachyderme de fer se met à mugir. Il semble gigantesque maintenant qu’il s’est réveillé. Les vibrations se propagent dans l’air et dans le sol. L’atmosphère tremble devant les yeux de Joshua. Son cœur s’est mis à trembler lui aussi. Les chenilles, en branle, passent lentement sur les vestiges du tilleul. Des morceaux de racine, de la terre éventrée. Ça grince et ça racle. Rien ne peut arrêter ce vacarme aux résonances apocalyptiques. Douloureuses, car inévitables. Le bras se déploie. Joshua porte la main à sa bouche. Alors, les dents du godet mordent la maison.
–          La cuisine… murmure Joshua.
Et dans un long déchirement, celui d’une ossature qui se rompt, de la pierre qui s’éboule et du bois qui craque, tombent du ciel, happés par les dents de fer, Tic et Tac, l’odeur de bois mêlé à la cire, le vieux canapé et le regard farouche de Sofia, surprise dans sa chambre en train de lire sa bande-dessinée.
Beaucoup de gens se sont arrêtés dans la rue pour assister à la démolition. Il y a les simples badauds, excités par le spectacle et ceux qui ont connu la demeure. L’émotion, dans les yeux de ces derniers, est palpable. Ils assistent à une mise à mort. On pourrait se perdre dans leurs regards chargés de passé.
Joshua reste figé tout le temps de l’ouvrage. C’est comme si un godet invisible remuait, en même temps, les organes sous sa peau. Ça tambourine, ça heurte, ça déchire encore et encore. Lorsque la machine recule enfin, ne restent debout que des pans de murs émergeant tant bien que mal parmi les gravats, dans un nuage de poussière.
Le type au dossier s’allume une cigarette et applaudit.
–          La meilleure partie du boulot ! s’exclame-t-il.
Mais devant les yeux rougis de ses voisins, il se reprend.
–          Les choses… Vaut mieux pas s’y attacher, dit-il.
Le silence lui répond, assourdissant depuis la fin du carnage. Alors les yeux du chef de chantier s’adoucissent.
–          C’est mon métier, dit-il comme pour s’excuser. Votre maison…
Il hésite, se gratte la tête, mal à l’aise parce que le réconfort et les mots pour l’exprimer, ça n’est pas son fort.
–          Vos souvenirs, reprend-il, y a aucune pelle qui viendra jamais les détruire.
Il grimace, mais poursuit.
–          C’est ce que je me dis quand certains murs s’écroulent autour de moi.
Alors Joshua s’avance sur le lieu du désastre. Les nuages de poussière le changent en silhouette erratique aux airs de fantôme. Il s’accroupit un moment puis revient. Il a dans la main un vestige de la maison. Un morceau de caillou aux angles tout biscornus. Glacé. Il referme les doigts dessus, serre fort. Et petit à petit, la pierre devient tiède. Tiède comme un jour de printemps à l’ombre d’un grand tilleul.  
 

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