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« Mortel·le·s » publié dans le n°81 de la revue Galaxies!

Voilà qui fait plaisir … Surtout que le dossier thématique associé n’est pas fait pour me déplaire.

Et pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, je vous laisse découvrir ci-dessous cette nouvelle d’anticipation. On y retrouve l’esprit Black Mirror mais saupoudré d’humour. Et promis, on n’a pas envie de se jeter par la fenêtre à la fin.

L’avenir est sombre mais il y a du bon dans ce monde, il faut se battre pour cela… dixit Sam Gamegie.

·

MORTEL·LE·S

Seul au milieu du pont, loin des lumières de la ville, il se rendait compte que la nuit était d’un noir d’encre. À ses pieds le fleuve roulait sa masse sombre et huileuse. Les reflets des lampadaires faisaient briller sa surface par endroits, révélant des écailles luisantes. L’eau court plus vite que le temps, non ? pensa-t-il. Alors il escalada le parapet, résolu à en finir.

— Redescends tout de suite, p’tit con !

La voix rocailleuse le figea sur place. Il tourna la tête vers la forme sombre qui se tenait derrière lui.

 — Foutez-moi la paix ! répondit-il.

La silhouette extirpa du sac à dos à ses pieds une carabine et le mit en joue.

— Descends ou je t’explose la cervelle.

Son cœur se mit à tambouriner. Il s’exécuta puis leva haut les mains, comme dans les films. La femme se mit à sourire et visa.

— T’as l’air bien accroché à la vie pour quelqu’un qui veut mourir.

            Alors elle appuya sur la gâchette.

Une cartouche en mousse le percuta au front.

— Encore dans le mille ! J’ai raté une carrière dans l’armée !

Elle riait ! Elle riait tant et si bien qu’une crise de toux la saisit. La stupeur passée, il s’écria :

— Mais vous êtes complètement folle !

 Elle rangea la carabine dans son sac et lança :

— Parce que le monde est raisonnable ? Allez viens, je t’invite à boire un verre.

Elle lui tendit la main.

— Marianne. Et toi ?

— Pago, répondit-il, hésitant encore.

Marianne éclata d’un rire sonore, ce genre de rire qui recouvre tout sur son passage, comme un pot de peinture tombé d’un échafaudage.

— Comme les jus de fruits ? Alors là, faudra que tu me présentes tes parents !

Pourquoi il la suivit, il ne le sait toujours pas aujourd’hui. Comme dans toutes les villes tentaculaires, certaines rues ne dorment jamais. Ils marchèrent en silence jusqu’à l’une d’elles. Marianne s’arrêta enfin sous une enseigne estampillée « Asian Food ». Un carillon tinta lorsqu’ils entrèrent. Il adorait les cloches.

Quelques tables, une atmosphère chargée de vapeur et d’épices. Une dame âgée vint prendre leur commande.

— Une Tsingtao s’il vous plaît. Et toi, Jus de fruits, tu prends quoi ?

— Pareil, grommela Pago.

— Oh, et rajoutez des insectes en Tempura s’il vous plaît, ils sont délicieux !

Ils restèrent muets jusqu’à ce que la serveuse apporte leur commande. Les insectes, dorés à souhait, fumaient dans une chaleur bienvenue. Marianne respira profondément, les yeux fermés, avant de saisir un criquet.

— Les plaisirs simples !

Elle croquait délicatement, des miettes de panure accrochées aux lèvres.

— Il y a des choses qui ne changent jamais, c’est réconfortant. Sers-toi, gamin.

Pago attrapa une araignée et dit, la voix teintée d’ironie :

— Vous n’aimez pas les temps modernes ?

— Ô tempura ! Ô mores !

Elle fut la seule à s’esclaffer. Au-dessus de leur tête, un écran déroulait des actualités en continu. Elle reprit :

— Alors, pourquoi tu voulais te foutre en l’air ?

— J’ai pas envie d’en parler.  Et vous, qu’est-ce que vous faisiez là ?

— Brigade anti-suicide. Je patrouillais.

— Vous mentez. Ils ont des gilets jaunes. Et puis c’est quoi cette façon de braquer les gens, ça vous fait rire de terroriser ceux qui sont à bout ?

— T’es à bout ? dit-elle dans un sourire.

Il avala une gorgée de bière. Ses doigts se crispèrent sur la bouteille.

— Ça vous fait rire ?  Non mais regardez le monde dans lequel on vit ! La Révolution était censée nous apporter le bonheur ! Résultat, il n’y a jamais eu autant de gens qui veulent en finir ! Plus rien n’a de sens ! RIEN !

C’était vrai. Cinq ans plus tôt – un deux avril – les médias annonçaient, dans une extase unanime, que l’humanité avait enfin vaincu la mort. Des scientifiques avaient mis au point une méthode capable de ramener à la vie les trépassés. Ils appelaient cela la nécrogenèse. Il n’y avait qu’une seule et unique condition à respecter : agir dans un délai de deux heures après le décès. Passé ce laps de temps crucial, la rigidité cadavérique endommageait les tissus et il était trop tard. Après avoir relancé le cœur, on implantait une micro puce sur l’aorte coronarienne. Le tour était joué. L’opération laissait sur la poitrine du ressuscité une tache noire et circulaire, stigmate terrifiant des progrès de la médecine moderne.

La raison paralysée par l’euphorie, on avait alors ressuscité à tour de bras, au grand dam des religieux, des philosophes et des zadistes. Mais que pouvaient les défenseurs de Dieu, de l’éthique et de la planète face à cette découverte ? Depuis longtemps, la mort était perçue comme une maladie incurable. Il y avait enfin un remède. On ne prit conscience que trop tard des conséquences de la Révolution sur la société. Et elles étaient délétères.

L’injonction à vivre était si forte qu’on ressuscitait les vieillards moribonds aussitôt le dernier souffle rendu. La nécrogenèse n’avait rien d’une fontaine de jouvence : prisonniers de leurs corps amoindris, ils étaient condamnés à l’assistance médicale et aux divertissements du dimanche dont l’animateur, lui-même fraîchement ressuscité, devait assurer une pérennité éternelle. On ramenait sans réfléchir les pervers, les parents tyranniques et les oncles fascistes. À l’approche de Noël, la consommation d’anxiolytiques atteignait désormais des pics inquiétants.

La situation n’était pas meilleure à l’étranger : on avait vu la fameuse tache noire orner le torse de dictateurs qui annonçaient à des peuples consternés qu’ils garderaient le pouvoir pour toujours.

La contestation était difficile, le tabou lié à la mort, puissant. L’ONU avait créé un comité pour gérer ces déconvenues et le vide juridique qui faisait leur lit : l’Organisation Mondiale de l’Étude des Ressuscités Tout Azimut. L’OMERTA avait pour mission de réglementer la nécrogenèse. Ses conclusions ont jusqu’ici été gardées secrètes. 

C’était pourtant les conséquences à long terme, que nul n’avait anticipées, qui menaçaient désormais la société dans ses fondations. Le premier siècle du deuxième millénaire avait été marqué au sceau de l’urgence. Il fallait faire vite, se presser. On chronométrait ses activités entre deux burn-out, courant d‘une obligation à l’autre. Cet état de fatigue extrême fit le jeu de la nécrogenèse. Tuer la mort, n’était-ce pas gagner le temps qui nous manquait ?

Dès lors, pourquoi se tourmenter ? On avait le temps ! Manger mieux, se mettre au sport, lire ou même écrire un livre, changer de travail, prendre rendez-vous… Pourquoi se presser ? On avait le temps.

L’humanité, en pleine régression, présentait tous les symptômes de cet état caractérisé par la procrastination et l’incapacité à se projeter : l’adolescence. Les yeux écarquillés devant la saison 48 d’une série ultraviolente,  on se gavait de sucre, de gras et d’alcool. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Et ceux qui étaient conscients du problème se disaient qu’ils s’en occuperaient… plus tard.

La mort était l’horizon de chaque vie depuis toujours. Depuis la Grande Révolution, les cartes avaient été rebattues. Outre la catégorie de personnes qui vivait désormais dans un présent sans lendemain, il y avait les autres. Les malchanceux. Ceux pour qui la vie n’avait plus de sens, c’est-à-dire de signification et de direction. L’angoisse de vivre s’était substituée à l’angoisse de mourir. En toute logique, les suicides avaient bondi de 1800% depuis l’apparition de la nécrogenèse. Si l’on avait, d’une certaine façon, supprimé la mort, on ne savait toujours pas comment tuer le temps. C’était précisément ce que ressentait Pago et ce qu’il cherchait à expliquer à Marianne.

— Vous pouvez me dire à quoi ça sert de se lever le matin ? Même ma petite sœur ne fait plus ses devoirs ! «  Y a le temps », « on verra demain » ! Mais tous les jours c’est la même chose ! Au boulot, dans ma famille, je vois ça partout, ça me tue !

— Enfin une note d’humour !

Pago sourit cette fois-ci.

— La plupart du temps, je suis déprimé, pas suicidaire. Le monde est violent, injuste… Mais ne pas trouver de sens à sa vie, c’est trop dur. Et ce sentiment ne me quitte plus. Le pire, c’est la nuit. Tout s’amplifie. Vous savez, j’ai appelé SOS Suicides ce soir avant de me décider.

Il laissa échapper un éclat de rire sardonique.

— Ça va vous plaire.

— Tu pourrais me tutoyer ?

Pago s’éclaircit la voix et redressa le buste :

— « Bienvenue sur SOS Suicides ! Ce service est offert par le gouvernement. Notre priorité ? Votre santé ! Pour écouter la blague du jour, tapez 1. Pour découvrir la pensée positive du jour, tapez 2. Pour se renseigner sur les conséquences dramatiques d’une tentative de suicide (pensez à vos proches), tapez 3. Pour découvrir à quel point vous êtes unique, tapez 4. Pour parler à un conseiller, tapez 5. »

Marianne avait ouvert des yeux tout ronds :

— C’est pas vrai ! Punaise, il faut que j’essaie !

— Attends, c’est pas fini ! J’ai tapé 5. « Nos lignes sont toutes occupées. Votre temps d’attente est estimé à 140 minutes. » 

— Mortel !

— Exactement. J’ai pris mon manteau et je suis sorti.

— Et tu n’as croisé aucune patrouille anti-suicide.

— Non, juste une tarée avec un fusil factice. À ton tour d’ailleurs, de m’expliquer ce que tu faisais dehors.

Elle eut un sourire mystérieux. Ses yeux se strièrent aux coins de cette multitude de rides qui fait le charme de l’âge mûr. Elle lissa de la main sa chevelure rebelle.

— T’as raison, Jus de fruits…

— … Pago.

— On a besoin de sens, de signification, sinon on va dans le mur. Regarde-moi ça…

Elle désigna du menton l’écran au-dessus de leurs têtes. Il s‘agissait d’un épisode de télé-réalité au succès triomphal. Et pour cause. Deux équipes, dont on suivait l’entraînement militaire au quotidien, étaient amenées à s’affronter en direct chaque samedi. Ils étaient lâchés dans une arène inspirée des jeux vidéo. Les armes étaient différentes d’une semaine sur l’autre : couteau, arbalète, sabre, shuriken, fusil à pompe… Le but, en revanche, ne variait jamais : éliminer les autres. Y aurait-il des alliances ? Des trahisons ? Le suspense était insoutenable. Dans les coulisses, des équipes médicales attendaient, prêtes à ressusciter ceux qui perdaient la vie. En termes d’effet de réel, il n’y avait pas mieux.

— Tu sais, c’est plutôt sain de vouloir se foutre en l’air quand on voit des trucs pareils, continua Marianne.

— Tu ne m’as toujours pas répondu.

— Bon, il commence à se faire tard. Je vais rentrer, dit-elle en baillant.

Pago se vexa.

— Tu fais quoi demain soir, gamin ?

— C’est que j’avais pas grand-chose au programme à partir de cette nuit.

— Retrouve-moi sur le pont alors, à deux heures.

Elle ajusta son sac à dos et partit sans se retourner. De l’ouverture dépassait le canon de la carabine. La serveuse apporta à Pago une soucoupe. Marianne n’avait pas réglé l’addition.

La nuit suivante, il l’attendait, une sensation étrange accrochée à ses pensées. C’était le même endroit, la même heure. Et pourtant, les choses étaient différentes. Il fallait bien s’y résoudre : le temps avait passé. Hier, ses certitudes avaient la clarté du désespoir. Il allait sauter. Et parce qu’il avait pris cette décision, parce que le temps lui était compté, la vie avait retrouvé… Comment le définir ? Une sincérité, une intensité ? Puis Marianne l’avait surpris, dans tous les sens du terme. Et ce soir… Ce soir il l’attendait, la tristesse au cœur. Il avait peur d’être déçu. L’espoir a souvent un drôle de goût.

Elle finit par arriver, les cheveux fous et le rire prompt comme si la vie était une blague.

— Tu as presque une heure de retard ! grogna Pago.

— C’est bon, on a le temps, ironisa Marianne.

 Elle le prit par le bras. Ils quittèrent le pont et s’enfoncèrent dans le labyrinthe des ruelles. Pago regardait les ombres chavirer sur leur passage. Les réverbères étaient de pauvres sentinelles, trop frêles pour lutter contre l’obscurité. Ils débouchèrent sur une place coincée entre des tours. Marianne se planta face à un mur. Elle sortit une torche et le balaya de son faisceau.

— Ça m’a l’air pas mal. Tiens-moi ça, lui dit-elle en lui tendant la lampe. Tu vas m’aider.

            Elle fouilla encore dans son grand sac. Pago aperçut le canon de la carabine. Il se demanda soudain ce qu’il faisait là. Une bombe de peinture fit son apparition.

— Au boulot !

Elle traça sur le mur de grandes lettres rouges que Pago éclairait successivement. Pendant quelques secondes, on n’entendit que le souffle de la peinture interrompu par les va-et-vient de la bille à l’intérieur de la bombe. Quand elle eut fini, elle vint se placer à ses côtés pour observer le résultat.

MORTEL·LE·S

— Qu’est-ce que t’en penses ?

Pago n’en revenait pas. Il avait déjà vu ce graffiti des centaines de fois. On le retrouvait du nord au sud, dans les quartiers chics ou populaires, en petit ou en grand mais toujours, toujours en lettres sanglantes.

— Tu… C’est toi qui les as tous faits ?

— Je ne dors pas la nuit, j’ai le temps !

— J’y crois pas… J’imaginais pas du tout quelqu’un comme toi.

— C’est-à-dire ? demanda-t-elle, suspicieuse.

Ça sentait le piège. Il tomba en plein dedans.

— Ben… Je pensais que c’était des mecs rebelles, des durs, enfin, des jeunes quoi !

Une cartouche en mousse le percuta au front, presque à bout portant. Il laissa échapper un cri.

— Arrête avec cette saloperie ! Non mais t’as quel âge ? Sérieux quoi…

 Il venait de baisser le ton, voyant qu’elle avait déjà rechargé son arme.

— C’est mon talisman. Très utile en cas de mauvaises rencontres !

— Pourquoi tu fais ça ? Les graffitis, je veux dire.

— Je fais comme tout le monde. J’essaie de tuer le temps. Et puis je n’ai pas envie d’oublier. Je n’ai pas envie qu’on oublie.

Naïvement, il demanda :

— Quoi donc ?

— Que nous sommes mortels. Pour le meilleur et pour le pire.

Ils arpentèrent la ville jusqu’à ce que toutes les bombes soient vides. Marianne se montra plus loquace cette nuit-là, commentant l’actualité avec humour. Pago l’enviait. Il aurait voulu être comme elle, léger, au-dessus de tout.

— Faut pas cracher dans la soupe gamin, la nécrogenèse a amélioré des choses !

Il leva un sourcil sceptique.

— Les séries policières ! C’est BEAUCOUP  mieux maintenant !

Devant l’incompréhension du jeune homme, elle poursuivit.

— Avant la Grande Révolution, les intrigues étaient nulles ! Un meurtre, un flic solitaire et alcoolique qui trouve le coupable… Depuis que les morts peuvent revenir et dénoncer le criminel, ça corse un peu l’affaire, tu vois ? Maintenant, les assassins doivent anticiper tout un tas de paramètres ! Une victime peut être assassinée plusieurs fois, aussi ! Merci la nécrogenèse !

Elle ajouta, en lui faisant un clin d’œil :

— Je raffole des séries policières…

Ils croisèrent une patrouille anti-suicide qu’ils saluèrent aimablement.

— Insectes et bière ? demanda-t-elle au moment où le ciel commençait à s’éclaircir.

— À une condition. Tu payes cette fois-ci.

Depuis sa rencontre avec Marianne, la vie de Pago avait retrouvé un cours régulier. Il rentrait à l’aube, s’allongeait quelques heures avant d’enfourcher son scooter et d’entamer ses livraisons de repas. Il dormait peu mais il dormait bien. Cela changeait tout. Il sillonnait la ville et souriait chaque fois qu’il apercevait un graffiti rouge. Les lettres MORTEL·LE·S ponctuaient sa route comme des saluts amicaux. Elles étaient les pointillés d’une carte lui indiquant, enfin, une route à suivre.

Puis vint cette nuit qui allait tout changer. Ils s’étaient arrêtés sur le boulevard du Parlement.

— C’est un peu risqué, on est à découvert, dit Marianne.

— Justement ! Le slogan sera d’autant plus visible !

— Le slogan… répéta-t-elle, pensive.

Puis elle haussa les épaules et sortit sa bombe. Pago traça des lettres gigantesques. Le graffiti ferait bien vingt mètres de long une fois terminé.

— L’ambition de la jeunesse, se moqua gentiment Marianne.

— Tu sais ce que j’ai entendu aujourd’hui ? Les ressuscités auraient une variable d’émotions moins grande que les gens «  normaux », au fil du temps. Une étude a montré que, comme ils n’ont plus peur de mourir, ils ressentent les choses de manière moins violente. Cela voudrait dire qu’ils sont moins susceptibles que les autres de connaître des troubles psychiatriques. Ils sont plus stables, plus fiables.

Marianne releva la tête, curieuse :

— Ah oui ?

— Du coup, le gouvernement s’est emparé du sujet. Le porte-parole a dit que, vu la triste vague de suicides qu’il y avait en ce moment, ils pensaient mettre à l’étude un projet de nécrogenèse pour les vivants, histoire d’enrayer le phénomène. C’est n’importe quoi, il faut faire quelque chose ! Créer un mouvement de résistance, se révolter ! Tu ne crois pas ?

Les deux acolytes se retrouvèrent soudain éblouis par un halo puissant.

— Halte là !

 Surgis de nulle part, deux policiers arrivaient dans leur direction.

— Vingt-deux ! hurla Marianne. Cours gamin, cours !

Ils partirent à tombeau ouvert et bifurquèrent dès la première ruelle.

— Plus vite ! criait Pago.

Le dédale des rues jouait en leur faveur mais comme Marianne le disait entre deux respirations saccadées :

— J’ai plus vingt ans moi !

— Par ici !

Pago se tenait près d’une benne dont il avait soulevé le couvercle.

— Nom de dieu ! lâcha Marianne.

Il dut lui faire la courte-échelle. Elle tomba au fond dans un bruit sourd.

— Aïe !

— Chut !

Il n’eut que le temps de la rejoindre. Les voix s’approchaient.

— Ils sont partis par où ?

— On n’entend plus rien !

— Essayons par-là !

Les pas s’éloignèrent.

— Toi qui adore les séries policières, te voilà servie !

— Je crois que je me suis pété la clavicule !

— Mais non, t’es juste trop vieille, t’as les os qui craquent, c’est tout….. AÏÏE !

Entrebâillant le couvercle, Pago constata :

— La voie est libre !

Ils sortirent avec difficulté et s’assirent sur le macadam, essuyant les dernières larmes du fou-rire qui les avait pris. Pago se tourna alors vers Marianne et l’embrassa. Elle se recula vivement:

— Ça va pas non ? Je pourrais être ta mère !

Tout confus, le garçon balbutia des excuses.

— Pardon, c’est l’excitation du moment…

— Alors celle-là, ça faisait longtemps qu’on me l’avait pas faite !

Déjà, elle souriait.

— Allez viens, on va terminer le graff. J’aime pas laisser les choses en plan.

Elle émit un profond gémissement en se relevant.

— Marianne ?

— Trop d’émotions je crois… souffla-t-elle.

Elle s’effondra. Il appela les urgences, les yeux fixés sur sa chevelure qui caressait le bitume.

Pour la première fois, il était confronté à l’attente interminable des secours. Le temps s’étirait dangereusement. Enfin, les sirènes de l’ambulance percèrent l’obscurité.

— Ça y est ! Ne t’inquiète pas, ils arrivent !

Mais le visage de Marianne n’exprimait rien. Les secouristes s’activèrent autour d’elle. Confus, Pago échoua à les renseigner. Il ne connaissait rien d’elle. L’une des secouristes amena un défibrillateur cardiaque.

— Pas d’hôpital ? s’inquiéta Pago.

— Pas assez de place. On traite le maximum de personnes là où on peut, dit-elle avant de pousser une exclamation de surprise. STOP ! C’est une ressuscitée !

Sur la poitrine de son amie, Pago vit la fameuse tache noire. Il la fixait, comme absorbé par elle. Les ambulanciers apportèrent un ordinateur auquel était reliée une sorte d’aiguille. Ils l’enfoncèrent au centre de la tache. Les doigts du médecin couraient sur le clavier. Quelques clics plus tard, Marianne ouvrit les yeux. Elle ne prit pas cette grande inspiration qu’on imagine chez les gens qui reviennent à la vie. Elle ouvrit juste les yeux. Déjà, les secouristes rangeaient leurs affaires.

— Heureusement que vous êtes pucée ! Prenez le temps de vous reposer, madame. Cela peut recommencer n’importe quand, il serait prudent de ne pas rester seule pour que l’on puisse intervenir si besoin. Bonne journée.

            L’aube éclaircissait le ciel, en effet. Pago aida Marianne à se relever alors que les sirènes hurlaient déjà vers un nouveau sauvetage.

— Ça va aller ? Je te raccompagne ? Comment tu te sens ? Qu’est-ce que je peux faire ?

Marianne ne répondit pas. Son expression était sinistre. C’était un visage que Pago ne connaissait pas.

— Je voudrais aller sur le pont.

Elle marchait normalement. Son corps ne manifestait aucune séquelle de l’incident. Ce n’était pas pour apaiser Pago. Quand ils arrivèrent, le soleil venait d’émerger au-dessus des buildings. Le fleuve, long serpent, brillait d’une lumière froide.

— Pourquoi tu les as appelés, imbécile ?

Marianne contemplait l’eau.

— Comment ?

Il s’aperçut qu’il ne l’avait jamais vue dans la lumière du jour. Ses lèvres étaient pâles. Des cernes noirs, délicats pourtant, faisaient un berceau à ses prunelles sombres. Le blanc dominait dans sa chevelure folle. Elle avait l’air d’une femme qui avait trop vécu.

— C’aurait été une belle manière de partir, tu comprends.

Il y eut un long silence peuplé de pensées solitaires. Puis Pago posa la question qui le taraudait.

— Comment es-tu morte ?

— Mauvaise question, Jus de fruits.

Il réfléchit avant de rectifier.

Pourquoi es-tu morte ?

Elle lui sourit. Elle était belle quand elle souriait. Mais sa réponse lui glaça le sang.

— Tu te rappelles le jour de la Révolution ? Qui pourrait l’oublier. La liesse des gens. Ils se donnaient des accolades, sans se connaître. D’autres se promenaient au beau milieu de la rue, un sourire béat accroché aux lèvres. Je les regardais, postée derrière ma fenêtre.

Elle marqua une pause. Les mains dans les poches, son regard ne dérivait pas de l’eau qui coulait devant eux.

— Mon garçon avait onze ans quand il s’est fait percuter par une voiture. Le conducteur changeait la musique sur l’écran de bord. On l’a tous fait. Il suffit parfois d’une seconde. Une toute petite seconde. Un claquement de doigts.

Elle mima sa parole : ses doigts claquèrent dans l’air. Le bruit fit à Pago l’effet d’un couperet.

— Ils l’ont gardé quatre jours à l’hôpital, à essayer de le réparer. Je ne saurais même pas t’expliquer ce qu’ont été ces quatre jours pour moi. Juste…. Ce n’était pas humain. Cette attente, ça te détraque le cerveau. La vie suspendue. Tu vois ce que je veux dire ?

Pago acquiesça, même s’il n’en était pas sûr.

— Les médecins ont fini par nous annoncer son décès. C’était le premier avril. Il y a cinq ans. Le lendemain, tous les médias du monde annonçaient qu’on savait enfin ressusciter les morts. Dans un délai de deux heures après le décès. Si tu savais, Pago, si tu savais ce que j’ai ressenti alors… Je regardais passer les gens par la fenêtre. Ils étaient heureux … Moi j’essayais de remonter le cours du temps, je ne comprenais pas que tout ait pu se jouer à si peu. La cruauté de ce presque rien… Pleure pas, gamin.

Elle prit une grande inspiration.

— Un soir particulièrement noir, j’ai avalé un paquet de médocs. J’ai arrosé le tout d’une bouteille de whisky, histoire d’optimiser le résultat. Quand je fais quelque chose, je le fais bien ! Pas de bol, mon ex-mari est passé à l’improviste. J’ai été ressuscitée. Tu sais ce qu’ils m’ont dit au réveil ? « Vous avez eu de la chance ! »  Tordant, non ?  Encore une fois, tout se jouait dans l’interstice d’un presque rien. Sans raison. Enfin voilà : je suis une miraculée !

Son rire résonna de manière horrible.

— Tu veux que je t’avoue quelque chose, Pago ? Je suis lâche. Je n’ai pas retrouvé le courage de me foutre en l’air. J’attends que le temps fasse son affaire. Personne n’est censé vivre avec un tombeau à la place du cœur. Et ce qui m’effraie, c’est que c’est ça, la nécrogenèse. Ça creuse une tombe à la place du cœur des gens. Il faut mourir, pourtant.

Instinctivement, Pago se rapprocha pour prendre Marianne dans ses bras.

— Ah non ! dit-elle en le repoussant. T’es trop sentimental gamin, je supporte pas les niaiseries !

Elle sourit.

— Fais pas cette tête !

Pago ne savait que dire. Ses émotions débordaient de partout. Soudain, il avisa le canon de la carabine qui sortait du sac. Marianne capta son regard.

— C’était son jouet préféré.

— Il s’appelait comment ? demanda-t-il d’une petite voix.

— Jordan. Il s’appelait Jordan.

Cela faisait six jours. Comme d’habitude, il rangea son scooter dans l’entrepôt vers une heure du matin. Puis il traversa la nuit jusqu’au pont où il attendit, capuche sur la tête et mains dans les poches. Elle ne vint pas, comme les nuits précédentes. Les noctambules qui croisaient Pago voyaient tantôt un jeune homme mélancolique accoudé à la balustrade, tantôt un gamin jouant à cloche-pied, évitant des lignes imaginaires. Que les heures sont longues lorsqu’on attend. Où était-elle ? Avait-elle fait un autre malaise ? Il n’avait aucun moyen de la retrouver. Exaspéré, il se mit à marcher. Les graffitis rouges lui réchauffaient le cœur, comme une preuve que cette rencontre avait eu lieu. C’était aussi un rappel à l’ordre. Un avertissement peut-être ? Marianne était mortelle. Il était mortel. Elle l’avait abandonné. La tentation du suicide revenait alors, insidieuse. À quoi bon ? Ou alors, elle avait eu honte qu’il découvre la vérité. Elle ne voulait jamais plus le revoir.

Cette sixième nuit pourtant, il était plus apaisé. Il sentait qu’elle ne reviendrait pas. Il quitta le pont.

Marianne lui avait donné de l’espoir et puis…. Elle s’était évanouie. Pago marchait sans savoir où il allait. Ses pas l’amenèrent dans la rue de l’enseigne « Asian Food ». Il entra. L’odeur était demeurée la même : épices, chaleur aigre-douce. La serveuse s’approcha avec un sourire.

— Des insectes panés, s’il vous plaît, et deux Tsing-Tao.

Il n’en boirait qu’une. L’écran rediffusait la finale de l’émission de téléréalité. Les deux finalistes s’étaient affrontés avec des arcs de chasse. Pago regardait la femme, une flèche plantée dans le dos, le visage crispé par la douleur. Son adversaire approchait. Un ruisselet de sang traçait son chemin sur sa combinaison blanche. Pago savait. Il savait qu’elle allait perdre. Il avait eu vent des résultats. Transpercée, elle s’écroulerait sur le sol quelques instants plus tard. Elle serait ressuscitée dans l’heure. Sur son visage ramené à la vie se lirait immédiatement la déception cruelle d’avoir perdu le jeu. Mais à cet instant précis, les traits ravagés par la tension, elle était mortelle. Vivante.

— Tenez Monsieur. C’est pour vous.

La serveuse déposa sur la table le sac à dos de Marianne. Il l’ouvrit d’une main tremblante. Il y avait quatre bombes de peinture neuves. Tout au fond, un petit papier plié en quatre.

Merci pour ces belles heures, je n’en attendais plus de jolies. Toi tu ne lâches rien, t’as compris ? Tu sais comment je suis quand je m’énerve alors fais gaffe… Salut, gamin.

Les larmes roulaient le long de ses joues. Une émotion terrible l’étreignait. Il avait compris. C’était la première fois qu’il perdait quelqu’un. Il était vivant. Vivant et mortel. Vivant parce que mortel. Il paya l’addition et sortit, déterminé, une bombe de peinture rouge sang à la main.

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