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Publication !  » Ce qui ne tient qu’à un fil », revue Pourtant #3

Pourtant, c’est une revue de création littéraire et graphique qui vise à explorer l’humain.

Pourtant, disent leurs créateurs, c’est le double jeu à l’oeuvre en chacun de nous. On trouve d’ailleurs sur leur site cette admirable citation de Flaubert:

Il faut pourtant que la critique se mêle toujours à l’éloge, le serpent aux fleurs, l’épine aux roses et la vérole au cul.

Flaubert

CQFD, n’est-ce pas ? Tu trouveras dans le numéro 3 l’une de mes nouvelles: « Ce qui ne tient qu’à un fil », une histoire d’amour et de trahison, de vie et de mort, avec un peu de poésie et beaucoup d’horreur…

Pour découvrir la revue (et pourquoi pas l’acheter!), hop! c’est par ici:

https://www.pourtant.fr/3/

Je copie ci-dessous ma nouvelle:




Ce qui ne tient qu’à un fil
 
 
La messe en si mineur de Bach flotte dans l’air comme un baume apaisant. Une ombre s’affaire dans la cuisine à l’américaine. Ses mouvements épousent le rythme de la musique. La robe bat ses mollets à intervalles réguliers, comme un doux ressac. La silhouette vogue du placard au frigo et du comptoir à l’évier, sans brusquer les notes. Des flammes bleues jaillissent soudain du brûleur, léchant le fond en inox de la casserole. Bol, verre, soucoupe et couverts prennent place sur le plateau qu’elle vient de sortir. Les gestes d’Anna sont d’une précision chirurgicale. Elle les accomplit machinalement, plongée dans ses pensées, revivant l’après-midi qui vient de s’écouler.
 
« Il va bien falloir qu’on en parle les filles », avait assené Manon après un trop long silence.Oui mais parler, c’est rendre les choses vraies. Et le plus aguerri des adultes préfère parfois remonter la couverture sur ses yeux, comme un enfant, plutôt que de se confronter à l’horrible vérité. Elles devaient pourtant se regarder en face, maintenant qu’elles n’étaient plus que trois.
 
Une odeur de paprika envahit peu à peu la cuisine. Anna glisse deux tranches de pain noir dans le toasteur. Lili et elle habitaient la même ville, mais pas Claire et Manon. Les quatre amies avaient alors décidé de se retrouver un samedi par mois au restaurant, – peu importaient le lieu et la charge de travail – pour resserrer les liens d’une amitié forte qui courait depuis le lycée. C’était un rituel et il était sacré.
 
« Alors, on en parle ? » avait tonné encore une fois Manon. Claire épluchait le menu tandis qu’elle, Anna, remuait inlassablement son soda, absorbée par le bruit que faisaient les bulles lorsqu’elles explosaient à la surface.
On était aujourd’hui samedi. C’était leur premier rendez-vous depuis l’enterrement. L’ombre de la défunte flottait dans l’air comme un brouillard poisseux. Elle se cachait dans le reflet des couverts, se nichait dans le pli des serviettes, se glissait dans les courants d’air à chaque fois qu’un client entrait. Elle profitait des silences pour s’accrocher aux visages de Claire et de Manon, irritant leurs yeux, coulant sur leurs joues, affaissant leurs bouches. Mais la morte n’avait pas prise sur le visage d’Anna. Aucune émotion ne pouvait plus s’y suspendre.
 
Lili éclats de rire, Lili cheveux de blés, auréole dorée au bleu de ses yeux qui séduisaient les cœurs tristes et les hommes amoureux. Lili qui éclipsait sur son passage les chapelles austères et les arbres morts. Trente-deux ans. Arrêt du cœur. Veillée, cercueil, cimetière. Sous terre maintenant, les cheveux privés de lumière.
Les tranches de pain surgissent du toasteur et font sursauter Anna. Elle les dispose sur le plateau puis remplit le bol de soupe fumante. Son sourcil se lève. Deux gouttes rouges, échappées de la casserole, maculent le plan de travail. Elle les supprime aussitôt d’un coup d’éponge. C’est mieux.
 
« Et toi, tu ne dis rien ! Vous étiez encore plus proches toutes les deux, parle ! Dis quelque chose ! » Manon était revenue à la charge. Anna avait ouvert la bouche sur un silence, aucun mot n’était venu la secourir. Oh oui, elles étaient proches ! Des heures, des soirées passées à rire, à se confier et à tout inventer, brûlant une cigarette après l’autre sur l’autel de l’amitié. À quel moment tout avait dérapé ?
 
Emportée par sa logique scientifique, méticuleuse, Anna cherche cet instant précis où les choses ont mal tourné. Cela fait dix ans qu’elle aime Fred. Huit qu’ils vivent ensemble. Elle connait tout de lui : les constellations tracées par les grains de beauté de son dos ; les inflexions de sa voix quand il est en colère ou mélancolique, moqueur ou vexé ; les sursauts qui l’agitent parfois la nuit lorsqu’il est la proie d’un cauchemar, qu’elle apaise par de longues caresses, sans le réveiller… Elle sait le lire. Enfin, elle savait.
« C’est une mauvaise passe, tous les couples en ont. C’est normal, après tout ce temps. Ne t’inquiète pas. » l’avait rassurée Lili.
Il était distant mais répondait que tout allait bien, quand Anna lui posait des questions. Elle se rappelle un soir. Lili venait de plus en plus souvent manger à la maison. Cela faisait du bien à leur couple. Vent de fraîcheur sur un quotidien devenu pesant. Les couverts gisaient en travers des assiettes sales. Lili faisait le spectacle et racontait sa journée. Fred, genoux croisés, verre à la main, riait à gorge déployée. Un rire franc et sonore, ce genre de rire échappé du cœur. Anna ne l’avait pas entendu depuis longtemps. Elle s’était levée pour débarrasser. Aucun des deux ne l’avait aidée. Elle avait emporté la pile d’assiettes. Tandis qu’elle remplissait le lave-vaisselle, elle écoutait les éclats de joie venant du salon. Alors elle avait ressenti une pointe douloureuse. Pas dans la tête, ni dans le cœur, non : au creux du ventre. Une légère torsion des boyaux. Elle avait eu honte de cette sensation. Et peur.
 
Tout est prêt : la soupe et les toasts sont chauds. Les quartiers de mandarine sont disposés en éventail sur la soucoupe, nettoyés de leurs filaments blancs. Fred déteste ces fils minuscules semblables à des lambeaux de toile d’araignée. Il peut passer des minutes entières à en débarrasser les agrumes. Elle ouvre un placard débordant de médicaments. Cet arsenal serait inquiétant chez toute autre personne mais Anna est pharmacienne, et prévoyante de surcroît. Comme tous les jours depuis deux semaines, elle sélectionne quelques gélules, les dispose sur le plateau qu’elle emmène dans la chambre où Fred est alité.
À une époque, cette chambre avait été le symbole du bonheur. Symbole du bonheur… Que ces mots sonnent creux ! Comme s’ils ne désignaient aucune réalité. Mais à quelle époque exactement ? Anna lance des hameçons dans sa mémoire mais tous se balancent dans le vide sans jamais s’accrocher. Elle a l’impression de se retrouver sur les bancs de l’école devant un livre d’histoire ouvert. On lui parlait des pyramides, des temples grecs, de Marignan, 1515. Pour elle, cela ne désignait aucune réalité. Leur amour a pris, sans qu’elle s’en rende compte, la couleur du passé. Une histoire dans l’Histoire, quelque chose qui ne désigne plus rien.
Elle pose le plateau sur la table de chevet et allume la petite lampe, éclairant les cernes noirs qui ravagent le visage de son compagnon. Les paupières grises se soulèvent, révélant deux globes morbides qui la regardent sans la voir.
« Il faut que tu manges » lui dit-elle doucement. Il cligne des yeux une fois, deux fois, très lentement, comme si le temps, dans cette chambre, s’était ankylosé. Puis il se redresse avec effort, installe le plateau sur ses genoux et commence à manger, dans l’indifférence la plus totale.
 
Elle avait d’abord lutté : elle débordait de compliments et de gentillesse, s’échinait à le valoriser. Elle se surpassait en cuisine, redoublait de surprises pour vaincre cette routine mortifère dont les magazines parlent si souvent. Elle veillait à être particulièrement jolie quand il rentrait. Mais il ne la regardait plus. Tant pis, elle refusait d’accuser le coup. Elle continuait.
Il n’y avait rien à faire. Elle aurait dû le savoir. Lorsqu’un virus pénètre dans un organisme, peu importe sa taille ou la voie d’infection : il prolifère. Ainsi fit sa jalousie. Elle connaissait la grippe, les rhumes, savait par cœur les symptômes d’une angine ou d’une otite. Elle apprit alors ce qu’un sentiment peut avoir de commun avec une pathologie. La jalousie la grignotait comme un cancer. Ce crabe dévorait ses pensées, son temps, la tourmentait aux entrailles, la réveillait la nuit. Souffle court, sueur, nausées. Quand elle voyait son compagnon sourire devant l’écran de son téléphone, elle se connectait derechef, fébrile, allait voir si Lili était en ligne aussi. Ce devait être elle qui l’avait fait sourire ! Il avait commenté une de ses photos, elle lui avait laissé un smiley. Sur la droite de l’écran, il y avait leurs deux noms l’un en dessous de l’autre, suivis par cet horrible petit point vert – connectés ! – qui était comme la preuve d’une trahison qu’elle voulait mettre au jour et à tout prix.
Ou qu’elle était en train d’imaginer ? Elle devenait folle. Non, il y avait forcément quelque chose. Alors elle sondait les profondeurs vicieuses des réseaux sociaux, dans l’espoir malsain de trouver n’importe quoi, quelque chose, qui prouverait qu’elle avait raison.
Elle avait tout caché à Lili, ayant bien trop honte pour lui révéler la névrose qui la rongeait. Quelle humiliation… Parler, c’est rendre les choses vraies. Elle jouait donc un double-jeu exténuant : qui mentait ? Qui disait vrai ? Avait-elle raison ? Son amie ne voyait rien du trouble qui la consumait et Fred… Fred se barricadait toujours derrière ce « tout va bien, ma chérie » qui sonnait si faux… Mais c’était la seule chose qu’il lui donnait. Lorsque Lili venait à la maison, il s’éclairait, on riait, on buvait, on se changeait les idées.
 
La cuillère monte lentement à la bouche de Fred. Un peu de soupe rouge tache la commissure de ses lèvres. Ses gestes manquent de force, de précision. Elle regarde ce corps aimé, privé de sa vitalité. Sa maladie a commencé après la mort de Lili, il y a deux semaines. Cela fait quatre jours qu’il ne peut plus se lever. Il repose le bol sur le plateau, se saisit d’un quartier de mandarine et l’avale sans l’inspecter. Indifférent.
 
« Je n’arrive pas à croire ce que tu nous as dit, Anna. Je refuse d’y croire ! Les filles, il faut qu’on en parle ! » s’est emportée Manon tout à l’heure, face au silence gêné de ses amies. La mère de Lili a appelé Anna la semaine dernière. Elle avait enfin trouvé le courage d’aller débarrasser le studio de sa fille. Elle enfournait dans un sac les papiers laissés en vrac sur le bureau, les yeux embués par les sanglots, lorsqu’une feuille singulière, saturée d’encre noire, attira son attention. Sa main aux doigts vernis essuya les larmes. La vision se fit plus nette. Le souffle lui manqua. Une échographie. Lili était enceinte de quatre mois.
« Comment a-t-elle pu nous cacher ça ? Anna, toi qui la voyais souvent, elle avait quelqu’un ? Pourquoi elle ne nous a rien dit ? » Manon ne se calmait pas.Anna avait secoué la tête. Les mots refusaient toujours de venir à elle et de former une combinaison intelligente, sensée au moins, avec laquelle elle aurait pu satisfaire son amie. Mais non. Rien. Le vide. Elle était ailleurs, partie remonter le temps. Elle se trouvait un mois auparavant, dans sa salle de bain. Elle allait faire une machine et triait le linge sale. Méticuleuse toujours : les couleurs d’un côté, le noir et le blanc de l’autre. Elle s’était saisie des sous-vêtements de Fred et avait entrepris de les défroisser. Quelque chose s’était glissé sous l’ongle de son index et l’avait coupée, comme peut le faire une feuille de papier. Elle avait alors attrapé de l’autre main un long fil, brillant comme le soleil. Un cheveu blond comme les blés.
 
Aujourd’hui, les trois amies ont bu et mangé, autour de questions sans réponse et de soupirs. Elles ont esquivé ce qui était important, ce que leurs regards de chien de faïence essayaient de dire : les trahisons, les secrets, la vie qui ne nous offre aucune certitude, en amour comme en amitié.
 
Anna continue d’observer l’ombre de Fred dans l’ombre de leur chambre, dans l’ombre de ce qu’ils ont été. Elle se demande s’il sait qu’il allait être père. Jusqu’où allaient leurs projets ? Qu’allaient-ils faire d’elle ? Une foule de questions se soulève dans un tourbillon effréné, puis toutes retombent comme les feuilles mortes une fois la bourrasque passée. Peu importe. Elle n’allait pas leur laisser le luxe de décider pour elle. Elle se saisit de la petite soucoupe contenant les gélules et les présente à son amour, en poussant vers lui le verre d’eau. « Tu dois te soigner » dit-elle, douce comme toujours. Les mêmes gélules qu’elle a conseillées à Lili pour soigner ses migraines, le jour de sa mort. Il avale les comprimés un à un. La combinaison est différente cette fois. Cela pourrait éveiller les soupçons si les causes du décès étaient similaires. Anna est méticuleuse, elle y a pensé.

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