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Publication! « Maman » dans le recueil « Appel en absence » édité par Librinova, dans le cadre du concours de nouvelles organisé par le magazine Lire et Librinova

Le concours était de taille! 540 textes reçus pour le concours de nouvelles parrainé par Tatiana de Rosnay et organisé par le magazine Lire et Librinova.

La contrainte? Écrire un texte qui devait débuter par cette phrase: « Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière »

Alors, découvrir que son texte fait partie des sept lauréats, c’est tout simplement… Merveilleux.

Ici, le lien vers le recueil numérique (gratuit!) où figurent tous les textes gagnants:

https://www.librinova.com/librairie/ouvrage-collectif-1/appel-en-absence?fbclid=IwAR33vdoI_IPy3MXpk85PCUigCg6X5J_BypjOXoOUljmqkds0TlTL1cUrDaM

Et là, la page des résultats du concours:

https://concours-lire.librinova.com/concours/concours-de-nouvelles-avec-tatiana-de-rosnay/participations/2069-maman

Je copie en dessous ma nouvelle pour les curieux. Bonne lecture!




Maman
 
Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. J’ai failli le ranger dans mon sac, par réflexe. C’est le même modèle que le mien. Machinalement, j’appuie sur le bouton central. Une photographie surgit. Selfie de famille, pique-nique au parc. Le couple me regarde droit dans les yeux. La trentaine avancée, comme moi. Mais beaux. Sereins. Lunettes de soleil chics, corps athlétiques. L’image parfaite du bonheur 2.0 qui cartonnerait sur les réseaux. Ils sont négligemment assis sur une nappe à carreaux, où somnole une bouteille thermos décorée de fleurs pastel. En arrière-plan, un vélo à roulettes échoué sur l’herbe. Seul le petit garçon, dans les bras de son père, ignore l’objectif. L’art de la pose lui est étranger. Son corps est tout entier tourné vers sa mère. Il lui tend la main. Ses sandalettes labourent le torse paternel. Maman !
Je ferme les yeux. Une fois le cliché pris, les sourires se sont vite envolés.
–          Passe-moi le petit, a exigé la mère d’une voix peu amène.
Mais l’homme n’écoute pas. Il fait défiler les photos sur le téléphone de sa femme (la coque est dorée), jouant avec les filtres. Sépia ? Noir et blanc ? Le ton monte. Les visages s’exaspèrent. Terminée, la pose idyllique.
Soupir. Je dois être jalouse. Fatiguée. Je n’y peux rien, ça me soulage d’imaginer que les autres sont malheureux. Que, derrière la façade, on partage tous les mêmes rancœurs, les mêmes peurs. Faire les mauvais choix. Se sentir médiocre. Seule. Tout rater.
Le chauffeur s’engage sur le périphérique. De la vitesse, enfin. Si le rendez-vous est bref, je serai de retour à la boîte vers onze heures. Penser au colis à récupérer. Pourvu qu’ils ne se soient pas trompés sur la taille ! Ma carte d’identité ! Est-ce que je l’ai prise ? La pause lunch sera expéditive : sandwich devant l’écran pour rattraper le temps perdu ce matin. Comme ça, ce soir, je ne sors pas tard, je passe chez le primeur, ce ne serait pas du luxe et… Le chat ! Est-ce que je lui ai mis de l’eau avant de partir ?
Aussi, quand la banquette se met à vibrer et que je vois le mot « Maman » s’afficher en lettres blanches, je décroche sans réfléchir.
–          Allô ?
–          Hélène ? C’est toi, Hélène ?
Je revois les jambes fines étendues sur la nappe à carreaux. La femme parfaite est désormais pourvue d’un nom.
–          Oui, c’est moi ! (Mais qu’est-ce qui me prend ?)
–          Hélène ? Tu es là ?
Le chevrotement s’éloigne. J’entends des bruits sourds, comme si des mains tremblantes, parsemées de taches brunes, manipulaient le mobile. Puis la voix retrouve le chemin du micro.
–          Allô ?
–          Je t’écoute, maman ! (Mon cœur tambourine, manifestement peu à l’aise avec la situation. Coup d’œil au rétro. Non, le conducteur ne s’est pas rendu compte de la supercherie.)
–          Je suis si contente que tu aies décroché ! Comment ça va ? Et Mathias ? Et le petit ?
–          Tout le monde va bien !
Elle me demande de répéter. Je hausse le ton, soulagée. « Maman », un tantinet sourde, ne va sans doute pas me démasquer. J’imagine une dame aussi vieille que sa maison, chignon de cheveux blancs, murs tapissés de fleurs aux couleurs orangées des années 70. Un buffet en bois sombre. Des porcelaines, un calendrier des postes, quelques portraits encadrés. La poussière a été faite.
–          Tu sais que Madame Manoukian est morte cette semaine ? Dans son sommeil ! C’est l’infirmière qui l’a trouvée au matin. Ah, si je pouvais m’en aller comme ça, c’est tout ce que je demande !
–          Tu n’es pas trop bouleversée ? (Il faut que je raccroche, c’est n’importe quoi !)
Bref silence. Hélène n’aurait peut-être pas réagi ainsi.
–          Je ne vivrai pas encore dix ans, je le sais bien. Au fait, comment ça va ? Et Mathias ? Et le petit ?
–          Très bien, je te dis ! (Je repense à la photographie.) Il a encore peur de faire du vélo sans les roulettes, mais on n’est pas loin du compte !
–          Oh, c’est bien, c’est bien.
Elle se tait un moment.
–          Vous n’auriez pas le temps de venir? Ça me ferait bien plaisir de vous voir. Corentin grandit si vite. La dernière fois que tu me l’as amené, il portait encore des couches !
Voilà le bambin aux sandalettes baptisé. Elle reprend.
–          Je sais que tu es toujours pressée et que ça te fait de la route, mais je suis bien seule, tu sais.
Fille ingrate ! Trop peu de temps sans doute, entre une carrière chronophage, deux cours de yoga et un rendez-vous chez l’esthéticienne ! Quand trouver un créneau en effet ? Sur la photo, Hélène avait des pieds parfaits aux ongles délicatement teintés d’incarnat. Mon vernis à moi s’écaille. Deux vilaines ampoules rougissent mes talons. Les pansements dépassent de mes chaussures. J’aurais bien aimé que ma mère m’appelle pour prendre des nouvelles.
–          Nous viendrons, maman, dès que je pourrai me libérer. (Voilà qui est plus approprié.)
–          Tu ne sais pas la nouvelle ? Madame Manoukian est morte ! Elle est partie dans son sommeil. C’est l’infirmière qui l’a trouvée au matin !
Mon cœur se serre. Ce que je fais est criminel.
–          Au moins, elle n’a pas souffert. (Ma voix, étranglée.)
–          Oui, si je pouvais partir comme ça…  
Sur le bord de la route, j’aperçois un animal écrasé, fourrure et sang mêlés. Je n’ai pas le temps de l’identifier. C’est le troisième déjà. Une pensée me traverse, cinglante. Non, toutes les femmes ne sont pas faites pour être mères. Si la mienne avait eu le choix, si elle n’avait pas été contrainte par la norme, l’absence de contraception, le mariage… Elle n’en aurait pas eu. Je m’en rends compte à présent. Un père distant, c’était normal à l’époque. Le travail, les responsabilités, les déplacements. Ma mère était un homme dans un corps de femme, elle avait soif d’extérieur. S’est retrouvée enfermée. Avec moi. Mauvaise mère, mauvaise fille ? Mauvais temps. Mon ciel se couvre. Elle avait peut-être ça dans le sang. Dans mon sang. J’ai peur.
–          Vous allez bien, madame ? Vous voulez que j’ouvre un peu les fenêtres ?
L’inquiétude se lit dans le regard du chauffeur. Oui, j’ai le souffle court. La ceinture de sécurité me comprime. Dans le téléphone, le flot de paroles s’interrompt.
–          Hélène, tu es toujours là ?
J’acquiesce en direction du conducteur. Une bouffée d’air vient me rafraîchir le visage.
–          Oui je suis là. Maman, je voudrais te demander quelque chose. Est-ce que j’ai été désirée ?
–          Comment ?
Je crie presque lorsque je répète. Les yeux du chauffeur croisent furtivement les miens. À l’autre bout du fil, la réponse fuse.
–          Comment peux-tu en douter ? Qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas comme d’habitude !
Non, je ne suis pas comme d’habitude. Des flots d’émotions me traversent, des angoisses jouent aux montagnes russes dans mon corps, me tordent les intestins et m’assèchent la bouche. La mère que je n’ai pas eue, à l’autre bout du fil, comprend que sa fille, en proie à un cauchemar, est soudain redevenue petite et a besoin d’être consolée. Aussitôt sa voix change. La voici qui s’installe au bord du lit. Elle pose une main sur mon front, pour vérifier que je n’ai pas de fièvre, puis elle commence.
–          Je t’ai déjà raconté cette histoire, non ? Ma mémoire me joue tant de tours… Je ne suis plus sûre de rien. Nous nous sommes mariés jeunes avec ton père. À l’époque, ça allait de soi. On se séparait moins aussi ! Oh, ce n’était pas l’amour fou comme on voit dans les films, il n’empêche que c’était du solide ! Mais le temps passait et nous n’arrivions toujours pas à avoir d’enfant. Ça a été terrible, tu sais. Tes grands-parents qui nous pressaient de questions, les sourires gênés de nos amis qui avaient eu leur premier, puis leur deuxième bébé. On a fini par aller voir tout un tas de médecins. J’en ai fait des voyages en train pour aller dans les grands hôpitaux faire des prélèvements et des piqûres! Des mois, ça a duré. Toujours rien.
Elle se tait. Je retiens mon souffle. Et si ses souvenirs l’engloutissaient et qu’elle n’arrivait pas à remonter à la surface ?
–          Maman ?
–          Oui ?
–          Tu me disais que malgré les traitements, tu n’arrivais pas à concevoir ? (Je veux savoir.)
–          Ah oui ! Ton père n’était pas de nature causante, à l’origine. Il travaillait tard. À son retour, après dîner, il parcourait le journal d’un œil fatigué et il s’en allait dormir. C’est devenu pire. Il se retranchait. On a fini par se faire à l’idée : une maison vide de cris où l’on vieillirait tous les deux, seuls. On n’en parlait plus. On ne parlait plus. J’ai renoncé. La vie est étrange parfois : c’est à ce moment-là que je suis tombée enceinte. Je n’ai pas voulu y croire au début, il y avait bien des signes, mais je pensais la chose impossible. J’ai pris mon courage à deux mains un jour. Je suis allée chez le médecin, en secret. Le verdict est tombé : c’était vrai ! Tu étais en route !
J’entends son sourire de l’autre côté du téléphone.
–          Et ensuite ?
–          Tu sais bien que je ne suis pas grande cuisinière, mais ce soir-là, j’ai voulu faire un effort. Je me rappelle très bien ! J’ai acheté deux biftecks. On n’en mangeait que le dimanche, avant ! Avec un gratin dauphinois. Et bien figure-toi qu’il était tout à fait mangeable, même s’il avait bien accroché au fond du plat !
Je ris avec elle.
–           C’était le temps de l’appartement au-dessus de l’épicerie. J’attendais toujours le retour de ton père. La porte de l’immeuble s’ouvrait, je comptais ses pas qui montaient l’escalier. Ce soir-là, j’étais tellement impatiente ! Je tournais dans la maison comme… Comme une lionne en cage ! Il est rentré très tard. Il y avait eu un problème à l’usine, quelque chose de technique. Il était bien vingt heures passé quand j’ai enfin entendu ses pas retentir. Plus que d’habitude, il avait le visage fermé, l’air exténué. J’ai hésité. Peut-être que ce n’était pas le bon moment ? Je ne savais pas que faire. Heureusement, quand j’ai servi le dîner, il a remarqué que le menu était spécial. Il avait de beaux sourcils noirs, ton père, quand il était jeune. Ça faisait comme un accent circonflexe au-dessus de son œil quand il était surpris. Alors je lui ai dit, que j’étais allé voir le docteur et que nous allions avoir un petit. Il en a lâché son couteau. Ses yeux se sont remplis d’eau. Il est resté pantois, à me regarder. Je peux te dire que je ne l’ai pas souvent vu comme ça. À ta naissance. Et pour ton diplôme, aussi. Quand nous sommes allés nous coucher ce soir-là, il est venu contre moi et il m’a prise dans ses bras. Ça faisait des années que ça n’était pas arrivé. Oh oui, tu as été désirée ma petite ! Sans toi nous aurions été perdus.
Il faut que je devienne folle pour pleurer ainsi. Peut-être que je suis folle. Je murmure un merci. Merci, maman.
–          C’est si triste de ne jamais te voir. Quel âge a Corentin, c’est son anniversaire bientôt, non ?
Je revois les boucles brunes, les sandalettes. Le petit vélo rouge.
–          Bientôt cinq ans.
–          Ah oui ? Déjà ? Comme le temps passe ! Venez me voir. Je sais que tu n’as pas beaucoup de temps… Et comment va Mathias ? Et toi ?
–          C’est promis maman, nous viendrons.
–          Oh, ça me ferait tant plaisir ! Je demanderai à Christine de faire quelques courses, de ramener du sirop et un gâteau. Il aime les gâteaux le petit, n’est-ce pas ? Il préfère le chocolat ou les tartes aux fraises ?
Sa voix se charge de l’excitation des enfants à l’approche de Noël. De nouveau, mon cœur se serre.
–          Une tarte aux fraises, ce sera parfait. C’est son fruit préféré.
J’ai honte, mais il faut que je tente le coup.
–          Maman ?
            Du bout du fil me parvient la stridence d’une sonnette, quelques pas, un son de voix étouffé. J’imagine le téléphone plaqué sur son pull de vieille dame, rouge pourquoi pas, sur lequel pend un médaillon en or qu’elle n’a jamais quitté.
–          Hélène ? L’infirmière va arriver dans un instant. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Oh, ce n’est pas possible ! Peu importe, elle ne me plaît pas. Elle n’aime pas faire la conversation. Enfin, c’est comme ça aujourd’hui. Ça m’a fait bien plaisir de bavarder avec toi un moment, bien plaisir.
Dernière chance, le temps presse.
–          Maman ? Je t’aime.
Je retiens ma respiration. Silence.
–          Moi aussi je t’aime, ma chérie, dit maman d’une voix émue.
Ça y est, elle me l’a dit. Elle me l’a dit. Une porte s’ouvre dans le lointain.
–          Merci, ma fille, ce sera une belle journée grâce à toi, ça faisait longtemps que… Ah, l’infirmière est là ! À bientôt !
Elle raccroche. Le portable dans ma main est brûlant. Qu’ai-je fait ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Il me faut quelques secondes pour m’apercevoir que la route ne défile plus. Le taxi est garé devant l’hôpital.
–          Nous sommes déjà arrivés ?
Le conducteur me regarde avec un léger sourire. Dans ses yeux, du calme. Pas de jugement.
–          Vous voulez de l’aide pour sortir ?
Sans attendre ma réponse, il fait le tour de la voiture et m’ouvre la portière.
–          Vous savez, amorce-t-il, ma femme s’est posé tout un tas de questions aussi pendant cette période. C’est normal. Ne vous inquiétez pas, vous allez y arriver.
Il sourit de nouveau. Les formalités exécutées, je regarde le taxi s’éloigner. À travers les nuages, des éclats de soleil. Je respire. J’ai laissé le téléphone sur la banquette arrière. Adieu, maman. Je pose une main sur ce ventre qui n’en finit pas de s’arrondir :
–          Je t’aime, tu m’entends ? Crois-moi, je n’ai pas fini de te le dire.

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